mercredi, août 09, 2006

SILICIUM 6

encre d.m.

chapître 6 Elle (1)

C’est fini. Ne plus voir, ne plus savoir. Son parcours, désormais, n’est plus qu’une fuite. Toute espèce de palpitation, de remuement, de frisson le fait déguerpir. Il ne se sent jamais assez éloigné, assez à l’abris, de ces escarbilles mordeuses qui trimballent, vrillés au corps, depuis leur pré-vie dans la vague, ces instincts mortifères de prédation, d’asservissement, d’écrabouillation. Il ne sera plus jamais le témoin de ça. Puisqu’on lui refuse même le droit de vouloir sauver un enfant. Et que les ventres du monde ne s’ouvrent qu’à la semence de la violence et du crime…
Son errance d’ermite sub-siliceux rythmée de recroquevillements de profonde détresse n’aurait dû s’assoupir un jour définitivement que d’une ultime dessiccation d’âme, sous l’effet, depuis si longtemps destructeur, des morsures de la chaux vive du désert.
Les choses se firent un peu ainsi, mais de manière moins naturelle, plus abruptement, sous le coup d’une dernière vrillure du destin qui n’était peut-être pas voulue, en tout cas pas fatale, et qui, pourtant…


encre d.m.

Au cours de ses fuites, de ses terreurs, de ses douleurs, de ses abandons, l’homme de sable zigzaguait un sillon tordu, haché, à la face des mondes. De sa déambulation se dessinaient des signes dans la chair du sable, comme des mots de détresse, des signaux d’agonie. Savait-il le sens des traces qu’il creusait ainsi, à ramper de recul en recul ? Il sentait en tout cas que ces parcours codifiés produisaient autre chose que de l’échappatoire et qu’ils mettaient sa souffrance à portée du «su » universel.
Ce qu’il comprit aussi, suivant cette clairvoyance qui s’était affinée de la pétrification de ses yeux à la brûlance du sable, c’est qu’un écho lui revenait, estompé, fragile, agrémenté, enrichi, des traces qu’il creusait. Ca venait des confins de là-bas, du côté où se levait le soleil où il n’était jamais allé, ou alors il y avait si longtemps. Comme un bourdonnement de ses cellules calcifiées, des démangeaisons cicatricielles, des fluorescences dans ses yeux de cristal mort. Pouvait-il se tromper ? Il sentait, lancé de loin, l’appel fraternel, l’appel complice, l’appel prometteur d’une oasis.
Combien en avait-il connues, de ces aires de fraîcheur sous les feux du soleil ? Combien avait-il goûté de ces siestes voluptueuses au souffle frais des palmeraies, au début de son errance ?
Bien sûr, la rugosité du monde finissait toujours par aridifier les tendres moellosités, mais les cycles, bien que trop longs parfois, faisaient place aux cycles et certain matin, sans qu’on sût d’où ça venait, quelque perle de rosée sourdait, souriante et vindicative, à la lave sableuse, un instant bon enfant. Ca pouvait partir de là. Une petite chose verte montrait le bout de son nez et, profitant de chaque seconde de tranquillité et d’endormissement des forces, ça se junglifiait, serré, à l’étroit, certes, mais dru autour d’un fil d’eau. Il sentit, au creuset de ses intuitions, que s’écrivait ainsi l’histoire de cette ombraie lointaine qui lui faisait du pied.



encre d.m.

Ce qu’il percevait, dans cette espèce de correspondance par delà les dunes et les déserts empierrés, c’était des envies de dire, des envies de récits, des partages de blessures et de cicatrisations. Il sentait que là-bas, dans son recoin, cette oasis produisait de la parole d’émotion comme d’autres des grappes de dattes sucrées.
Lui-même, désormais, donnait à ses déplacements des voluptuosités inusitées dans ces contrées ravagées de soleil et de barbarie. Le sillon qu’il traçait n’échappait plus à un besoin inconscient de témoigner ou de hurler mais il le sculptait signe à signe, pesant chacun de ses stigmates pour en extraire et exprimer la douleur exacte. Il n’abandonnait plus ces messages au hasard des regards perdus aux coins des mondes mais les dirigeait vers ce là-bas, à l’aplomb du soleil levant, vers ce cœur palpitant de l’univers ressuscité.
Chaque aube naissante devint pour lui un temps de sérénité, d’admiration béate, de contemplation, de dévotion presque. Il sentait, du fond de son corps croutifié, la lumière encore tendre, balbutiante, de l’astre solaire, s’humidifier les rayons à la rosée fraîche de l’oasis avant que d’entamer sa ravageuse course diurne. Certes, le fleuve incandescent inonderait sans retenue les espaces recuits et agonisant mais lui, lui, savait, croyait savoir, que de là-bas, des nuées finiraient par se lever, par vagues d’émotions généreuses, et viendraient brumiser les plaies vives des choses.



encre d.m.

Etait-ce lui qui dirigeait peu à peu ses reptations aux abords de l’oasis, était-ce l’oasis qui allongeait chaque jour un peu plus la portée de sa fraîche respiration jusqu’au lit de l’homme de sable ou était-ce un effet du co-maillage naissant de leurs langages apprivoisés, toujours est-il que l’homme et l’oasis ne se cherchaient plus, qu’ils s’étaient trouvés et que chacun découvrait dans les mots de l’autre des résonances harmoniques à ses propres envies de dire.
Du moins, c’est ce que lui ressentit, c’est ce qu’il crut comprendre, c’est ce qu’il crut tout court.

On ne dessèche pas impunément mille ans ou mille siècles au courant de la chaux vive. Certes, le corps s’est adapté, se compte en grains de pierre et non plus en cellules de chair, s’amalgame en veines cristallines, en superposition de couches fossilisées. Mais là-dedans, éveillée par la révélation de la source vitale, quelque chose maintenant rallume un instinct hydrotropique, des glandes pétrifiées en boules de silex se mettent à hurler à la soif, la douleur intenable de l’envie de boire emplit ce corps de caillou martyrisé. Les signes qu’il fait, les messages qu’il envoie sont autant d’appels à peine voilés à des ondées nocturnes, à des pataugeades réconfortantes, à de délicieuses sudations miraculeuses.
L’oasis se contente, mais n’est-ce pas déjà inespéré dans ce monde de feu, d’habiller son envergure d’un voile de brise tiède. Accueillant, fraternel.
C’est qu’il lui en a fallu du courage, de la force, de la rage, à ce petit coin d’humus perdu dans la mer de sable pour renaître de ses cendres. Petit à petit, confidence après confidence, l’homme lyophilisé, se détendant enfin, oubliant l’irritation permanente de ses propres douleurs, prend en partage les souvenirs amers de l’oasis.

"Silicium" extrait 6 texte déposé à SACD/SCALA

1 commentaire:

Anonyme a dit…

Quelle émouvante rencontre entre l' homme et les souvenirs amers, certes mais luttant du côté de le vie de l' oasis...
Une rencontre lente, pudique de deux douleurs qui s' apprivoisent, l' une du côté de thanatos, l' autre du côté de la lutte nourrie d' espoir...
Tes encres de ce jour aussi ont quelque chose de cette bouffée d' air...
Je suis pas à pas ce cheminement et là, j' ai l'âme à l' amorce d' un soulagement, un peu en suspens de la suite...
Juste profiter de cette acalmie...
Demain est un autre jour...
Bien à toi, Hombre de nada...