vendredi, juillet 28, 2006

SILICIUM










encre d.m.

«Silicium » n’est pas un récit, une nouvelle, un voyage initiatique. C’est la métaphore d’une douleur, d’une blessure chaque jour passée et repassée à la lame du scalpel d’une humanitude débridée. Comment accepter au quotidien son appartenance à la horde quand on assiste, impuissant, terrassé, à l’inexorable écrabouillement du monde. Par nous ! Par Nous !!!
La vie, pourtant, ne demande qu’à germer, se répandre, s’envoler, s’enrouler aux rayons du soleil apprivoisable. Il suffirait de l’aimer, n’est-ce pas, de se glisser discrètement dans son élan. Mais les appétits, le pouvoir, les fantasmes de pouvoir, le plaisir indicible de la cruauté dégustée ne permettent jamais que le miracle s’étende au paroxysme de ses envergures.
Ainsi, l’Homme des sables, l’exilé, le rejeté, l’inachevé, traînant son fardeau atavique, jardinera les grains possibles de vie jusqu’à ce qu’il comprenne une bonne fois pour toute que rien ne résistera jamais au fléau humain. Et que lui-même n’a rien à faire dans cette histoire.



chapître 1 Sablitude
Il est né à la lisière d’un océan d’eau trouble et d’une mer de sable trop mou. Le destin l’avait craché dans une peuplade où l’on se méfiait de l’eau, de mer ou pas, comme d’un élément impur, comme le lieu de grouillements infectes, de mijotations écœurantes. A peine s’en servait-on, après moult ébullitions, pour tremper la soupe ou abreuver les bêtes et les jardins. Comme cet océan, résultat peut-être, de la conjonction de fleuves de larmes humaines depuis des temps et des temps, s’était trop souvent nourri de la tendre chair de bambins oubliés à leurs jeux, on avait attaché celui-là à un pieu, le laissant arpenter, à longueur de jour et de nuit, son petit cercle de sable inaccessible au flux.
Son imagination, nourrie de quelques mots déposés par le vent, d’images reflétées à la toile des gros nuages blancs, les jours de tempête, aux histoires sans queue ni tête dont une vieille folle se débarrassait sur lui comme du contenu d’une poubelle, lui faisait dessiner dans son sable, des routes qui tournaient en rond, construire des maisons sans fenêtres, mener des transhumances de troupeaux de cailloux, jouer de farouches batailles où des soldats de bois mort égorgeaient leurs frères de coquillages brisés.
Hormis la vieille folle, personne ne s’intéressait vraiment à l’enfant, ce qui était plutôt normal, vu que dans cette peuplade, les enfants, ça arrivait comme ça, par une sorte de routine des choses. Que vouliez-vous qu’on fasse d’un enfant, sinon, quand il commencerait à forcir un peu, le mettre à la culture des patates et l’édification des cases en terre battue ? A qui serait venue l’idée, d’où aurait-elle surgi d’ailleurs, de parler à un enfant, d’échanger des rêves avec lui, de partager ses rires ? Dans cette peuplade, être un humain signifiait cultiver la terre, élever les bêtes, manger, dormir à l’abri de l’orage ; la vie d’enfant n’étant qu’une étape improductive en attendant de prendre la relève.


encre d.m.

Dans son rond de sable, l’enfant, peu à peu, s’était créé un univers. A lui tout seul. Certes, la corde qui le retenait, pour son bien, l’empêchait de s’aventurer physiquement dans l’envergure d’un monde dont il soupçonnait, inconsciemment, les dimensions et la densité, certes, il serait bien allé patauger dans les flaques abandonnées par la vague, à quelques pas de lui, certes, malgré son appréhension et les sombres histoires de noyades de la vieille, il serait bien allé visiter sous l’eau des mondes ensemencés de vies mystérieuses, mais, n’ayant pas conscience encore de l’infamie de cette longe qui l’entravait, n’ayant pas encore la phobie des chaînes et des lieux clos, il n’avait pas eu l’idée de ronger ses liens et son esprit inventait juste, par adaptation, par instinct de survie, de reproduire à sa portée de main les mondes d’ailleurs, de là-bas, les mondes d’outre- chaîne.
Ce cercle de sable, ne l’avait-il pas, à un moment, sculpté en forme de vague vive, n’en animait-il pas bruyamment les flux et les reflux, ne s’y vautrait-il pas, comme un homme-poisson, entre deux eaux ? N’en ramenait-il pas des pêches miraculeuses, n’y avait-il pas rencontré, et avec quel effroi, des serpents de mer et des pieuvres gigantesques ? Combien, dans la tempête, avait-il vu sombrer, corps et biens, de navires fracassés, de chalutiers de la mort ? N’y était-il pas tombé amoureux, sur un lit d’anémones, d’une fragile et envoûtante créature sous-marine aux lèvres si chaudes et aux mains si douces ?
A ces jeux de l’imaginaire, attaché à sa corde, cette épaisse couche de sable qui semblait être son élément d’évolution, à tout jamais, il l’apprivoisait, peu à peu. Son corps s’accoutumait à cette consistance molle et coulante, savait, par des contorsions particulières, par une habile utilisation de la force de gravité et de la fluidité des corps, se glisser au cœur de la matière poudreuse.
Certes, il ne s’agissait pas de nager dans le sable comme le dauphin dans la mer. C’était plutôt comme une lente progression ondulatoire, comme une espèce d’enfoncement normal d’un corps lourd dans une masse molle. Son corps était, malgré lui parfois, comme aspiré par le sable, et il lui était arrivé plusieurs fois de s’endormir sous les coups de boutoir du soleil et de se réveiller, quelques heures plus tard, presque entièrement enseveli, les narines émergeant seules au raz du sol. Ce phénomène d’enfouissement devenait tellement naturel que désormais, il devait lutter pour rester en surface, se raidir dans des positions de surnage inconfortables et surtout qui l’empêchaient de vivre ses histoires imaginaires. Alors, à bout de crampes, il se laissait aller, délassait son corps qui, peu à peu, glissait au fil du sable où il retrouvait les êtres fantasmatiques qui le peuplaient, veillant à émerger de temps à autres, pour respirer.




encre d.m.

Le temps, au creux de cette flaque de sable, ne soufflait pas de l’uniformité habituelle. C’était, dans le vibrillonnement des molécules pierreuses, de continuels va-et-vient entre hier et demain, entre des présents à géométrie variable, entre le rêve et l’irréalité, entre une vie de mort et une mort vivifiante, entre des regards oubliés et des espoirs perdus, entre des promesses d’avenir heureux et des impasses d’utopies naïves, entre les questionnements d’un être vivant, aspirant à vivre encore, à vivre toujours, à vivre plus et les réponses mensongères de ses illusions artificiellement, incongrûment, maquillées en jouisseuses de bon aloi et en initiatrices épicuriennes. Lui, ne sachant rien du monde, des gens, de la vie, se désaltérait à toutes les sources fantasmatiques, croquait de tous les fruits virtuels et, dans son trou de sable, s’égayaient des paradis, se forgeaient des enfers qu’il visitait, tremblant, et dont il se délectait à grands coups d’état d’âme et d’interrogations fiévreuses.
Si le monde physique devait contenir tous les mondes physiques qu’il inventa au fond de son trou, il faudrait le soumettre aux forceps, l’écarteler, le démembrer, le sur dimensionner pour que tout y put tenir. Du fond de son nid de crabe, il ressentit, de par les imaginaires qui suintaient de son cerveau bouillonnant, autant et plus des sentiments qui s’étaient révélés au cœur des hommes depuis le début des mondes. Du bout de sa corde, il arpentait les galaxies, les connues et les autres, il frayait avec les maîtres du monde, livrait des guerres impitoyables, aimait d’Amour la sublime reine des bois galactiques qui le couvrait de baisers, il récrivait la Constitution de l’univers, découpait des têtes au nom du Peuple de Paris en 92, matait des tyrans, séchait sur la Croix à côté de son frère jumeau, fondait des orphelinats en terre de massacres et de famines, caressait de la langue et du bout des doigts chaque parcelle de la peau de ELLE, abandonnée de jouissance, il, il, il…
Il lui suffisait, au fond de son ensevelissement, d’ouvrir les yeux aux fragiles fluorescences quartziques pour que les mondes lui apparussent grouillant d’une vie dont il était de plus en plus souvent le marionnettiste.


encre d.m.

Tous ses sens se modelaient ainsi à son abandon rivé à une flaque de sable. Des musiques aux notes sourdes et estompées, des sons faits de crissements, de glissements, d’écoulements ; des odeurs iodées de vieilles écumes, mijotantes de vies en suspension ; des sensations de caresses tièdes, de souffles froids ou brûlants, d’aspiration par de gigantesques ventouses, de brûlures atroces, de rythmes et de déraillements de rythmes ; des onctuosités de miel chaud et de fruits sauvages, des morsures de mets pimentés lui réveillaient les papilles alors même qu’il mâchait machinalement du sable.
Car il s’était mis à manger du sable. Les autres ne respiraient-ils pas aussi machinalement l’air de leur cuisine, de leur cave, de leurs latrines ?
Oh ! Pas par poignées, pas à la pelle, juste comme ça, une languée par-ci, une languée par-là, parce que ça vous dévoile des goûts inattendus, que ça vous a une consistance moelleuse, parce que le corps finit par réclamer sa dose de pétrification.
Enfin, au début. Quand on apprend à domestiquer les choses, à les noter, à les apprécier. Quand c’est encore du domaine de la séduction, du flirt. Quand cela tourne-t-il à la manie, à l’obsession, au besoin incontrôlé ? On ne sait pas, ça vient, un jour, on a franchi un seuil. Pour lui, ça s’est révélé, c’est ça, un jour. Avant de rentrer dans sa flaque, il en a saisi une poignée, l’a fait couler sur sa langue, fermé les yeux.
Dès lors, plus rien n’aurait pu l’arrêter, il aurait dévoré la plage. Son aire se creusait de jour en jour. Il ne recherchait plus rien dans la matière friable, que le crissement des grains sur l’émail de ses dents, que l’irritation des gencives, de l’œsophage, que le broiement cristallin dans l’estomac. Très vite, son monde s’était vidé de ses fantômes oniriques, de ses cavalcades échevelées, de ses rencontres symboliques, de ses élucubrations salutaires et vitales. Il en était venu à brouter le sable, comme une vache l’herbe verte du pré, et, comme elle, ne songeait plus à rien, sentant juste au fond de lui, comme un vide insondable, comme un manque d’il ne savait quoi et qu’il comblait à pleines ventrées de silice.

Il en était à ce stade de rumination lithophagique quand son monde, ou ce qu’il en était advenu, fut abordé par celui, enfin réalisé ce coup-là, de la mer. Cela se passa sans violence, tout d’abord, presque insensiblement. On était à une période de conjonction stellaire, les astres se rapprochaient, courbant un peu leur trajectoire pour se dire des bonjours et, mécaniquement, ou pour marquer le coup, allez savoir, au fil des jours, les effets de marée s’intensifièrent un peu, un peu plus encore, haussant le flux des mers en des lieux où l’on avait abandonné depuis longtemps le métier de pêcheur pour s’adonner à la culture de la vigne et du rutabaga.
Dans son lit de sable, notre petit homme ressentit tout d’abord, comme une humidification de son milieu. Le sable était plus gras, plus suintant, en bouche, il rendait plus de jus, ça remontait, évidemment, par capillarité, du fond du monde. Il arriva même qu’une flaque saumâtre se formât au fond du lit, disparaissant deux ou trois fois par jour au début, puis stagnant en permanence ensuite, puis s’étalant, enfin.
Cette eau qu’il avait imaginée des années durant, dont il s’était inventé le goût, la densité, la fluidité, voilà qu’elle prenait corps à ses pieds, tranquille, fraîche, mousseuse sur les bords, frissonnante, quand il la caressait et surtout, lui présentait, à certaine heure où la lune jouait les réverbères, un reflet de visage humain qu’il n’avait jamais vu.

encre d.m.

Tout d’abord, il crut voir dans ce regard celui d’un ancien, noyé par une nuit de tempête ; ensuite, il se dit que ça devait être le visage même de la terre, ou de la mer, ou d’un qui se cacherait en toute chose, omniprésent ; il discourut à perdre haleine avec l’un puis l’autre puis finit par se rendre compte que le visage parlait en même temps que lui, respectait les mêmes silences. Il chercha à surprendre son antagoniste, n’y parvint pas. Alors, il sut que le visage était son visage, le trouva sans attrait, vulgaire, normal et cela le rassura : il n’était pas monstrueux. Le jeu du miroir perdit alors son intérêt et c’était tant mieux car il pouvait maintenant piétiner la boue de son trou sans craindre de marcher sur la face de quiconque.

Par habitude, il s’enfonçait encore dans les tripes sableuses, y recherchant son odeur de chair au repos, ces effluves subtiles de suavités de cimetière, ces transpirations de cierges mourants, y happait machinalement quelques bouchées d’une boue graisseuse où grouillaient enfin de la bestiole, minuscule, pattue, vibrillonnante, vivante. Il n’y avait jamais rencontré jusque-là que quelques spécimens de vers de terre qui s’étaient aventuré là par une sorte d’erreur de navigation aveugle ou d’autodétermination à la fonction d’aliment pour carnivores. Il en avait mangé, malencontreusement, au cours de ses festins de sable et ça l’avait plutôt écœuré, comme une matière étrangère à l’appréhension humaine, comme si ces êtres étaient porteurs de valeurs malsaines.

L’arrivée de petits êtres nouveaux dans sa flaque et dans l’épaisseur même de sa pataugeoire révolutionna sa vision du monde. Il était impressionné par le nombre de bestiaux différents par la forme, par la couleur, par la diversité des mouvements, des conformations physiques : des bêtes à pattes, des sans pattes, des avec pinces, ou sans, antennes ou non, des qui nageaient, des qui creusaient, des qui avançaient, des qui reculaient, des qui ci, des qui ça… Il y en avait de toutes sortes, ça enrichissait drôlement son encyclopédie imaginaire, mais il était par-dessus tout subjugué par la petit taille des êtres vivants. Lui qui, dans ses rêves et élucubrations, s’était confronté à des monstres gigantesques, des hordes de géants, il crut comprendre que la vie n’était qu’un grouillement d’êtres minuscules, hormis les poules de la basse-cour, relativement imposantes, et les humains, ceux de sa peuplade, en tout cas, qui dominaient tout ça, incontestablement, sans doute, vraisemblablement parce que d’essence différente.
Comme un demi-dieu qu’il était de toute évidence au sein de cette grouillitude, les délires le reprirent de vouloir gouverner les choses, de les soumettre à ses volontés, de leur donner un sens, de leur définir un destin. N’était-il pas, puisque enfin la réalité de la vie se montrait à lui, peut-être même à lui seul, comme le maître désigné d’un monde, du monde ?
Ce furent, adressés à ces inconscients organismes, des discours enflammés, des appels vibrants, des harangues mobilisatrices, des entreprises de séduction de masse, puis, devant leur impassibilité, leur évident mépris pour ses géniales organisations du monde, des mises en demeure, des sommations, des ultimatums terrifiants et, enfin, des répressions farouches, des exterminations massives, la ratatination de tout ce qui vivait dans son bouillon de culture.
Fatigué, écœuré par l’inanité de ce menu fretin, il se résolut au mépris, à l’ignorance pour cette sous vie.
Le niveau de l’eau montait toujours dans son trou, il passa désormais son temps, comme il l’avait fait pour le sable, à en apprécier la consistance, les caractéristiques physiques. Il apprit à y évoluer, tournant autour de son pieu, à y refaire surface, à s’y abandonner. Il en aimait la fraîcheur non râpeuse, la presque transparence, les courants d’eau qui s’y créaient mystérieusement.
Son corps s’y nettoyait, se débarrassait de ses croûtes de sable, y ressentait, pour la première fois, une légèreté insoupçonnée, y devinait, y recherchait des capacités nouvelles de déploiement de ses envergures. Il ne cherchait plus à pénétrer la chair meuble du sol. Si, de temps en temps, ses pieds s’y enfonçaient encore, c’était du domaine de l’inconscient, comme si c’était le sable qui faisait l’effort de l’attirer, qui l’aurait enlacé de tentacules hypnotiques.
Si ce n’était la corde et le pieu, dont il commençait, à mesurer l’omniprésente emprise, il aurait bien reconnu à ce nouveau monde une dimension de liberté. D’autant plus que sa peuplade semblait l’avoir oublié et qu’il n’avait plus à subir les gesticulations et les borborygmes de ces êtres frustres dont il sentait bien qu’ils étaient à mille lieues de partager et de comprendre son univers. Seule, la vieille folle lui jetait de temps à autre des galets en lui souhaitant « bon appétit » et en riant hystériquement de sa bouche édentée.

"Silicium" extraits 1. texte déposé à SACD/SCALA

4 commentaires:

Anonyme a dit…
Ce commentaire a été supprimé par un administrateur du blog.
Anonyme a dit…

Quelle étrange épopée que celle de cet enfant attaché qui d' imaginations en imaginations en vient à se nourrir de sable...
Le risque de se transformer en statue semble bien réel et voilà que la mer, jusque là interdit, lasse d' attendre qu'il vienne à elle, entreprend elle-même le voyage, timidement, obstinément, marée après marée...

Anonyme a dit…

Ainsi sont les hommes, après avoir rêvé de reconstruire l' univers selon leurs propres schémas, les voilà qui menacent, haranguent... et finalement nient, quand ce n' est pas détruisent ce qui d' abord leur avait semblé comme d' hypothétiques partenaires...
Sur quelle vérité se fier pour lire les intentions des uns et des autres...
Pourquoi ne pas simplement être là et remercier de la présence?

Anonyme a dit…

Tout heureux de partager cette vision avec toi!!!