vendredi, juillet 14, 2006

Coeur de peluche, va !!!

Je suis resté un tout petit petit petit petit garçon. Tout petit. Je suis resté bloqué émotionnellement dans les premières années de mon existance. Et j'y tiens.
C'est pas confortable, croyez-moi, on souffre à longueur de vie de ce handicap qui vous empêche de vous habituer à l'horreur du quotidien, puisque il est écrit que l'aventure humaine se doit d'être un parcours de sacrifices et de mutilations finalement consenties, les principales étant celles de son identité véritable et de sa dignité.
Alors que je souffre chaque jour de la culpabilité d'être un Humain, mon coeur bat, mon coeur s'émmerveille à la moindre apparition d'un animal dans mon environnement. Ca ne se contrôle pas, c'est à chaque fois un ravissement, ma face d'habitude triste ou sévère s'illumine et le petit Denis refait surface par delà les rides et la tonsure. Un Chat! Un oiseau! Un lézard! Une grenouille! Et toute la beauté, toute la richesse du monde me fulgurent au visage et me font chavirer. Et tout de suite après, je pense douloureusement à la fin annoncée, programmée dirais-je, de tout cela pour cause d'exploitation débridée des sources de la vie. Je fais pas exprès, ça me vient comme ça, par instinct d'enfant. Attardé mais enfant et donc sans concessions et sans illusions. Juste dans la révolte et les larmes d'impuissance.
C'est pareil pour les peluches "perdues". Vous savez, les nounours déchirés, démembrés, borgnes, laissant échapper d'une couture explosée des bribes de mousse, de paille. J'en ai recueillies quelques-unes, que je me trimballe depuis des temps au gré de mes expatriements. Une rouge et blanche en salopette grise, avec plus qu'un oeil et sans truffe me suit partout depuis 1992 quand je l'ai adoptée au cours du nettoiement d'une décharge sauvage à Vidauban. Des tonnes de frigos et carcasses diverses l'avaient engloutie dans un oubli sordide. Peut-être une petite fille, un petit garçon la pleurait , la retrouvait en rêve par les nuits d'engoisse? Si elle avait aboutti là par accident, par négligeance?
Quelles larmes, quels câlins devaient avoir reccueillis la peluche au temps de sa fraîcheur avant de finir, kleenex-doudou, à la nuit du dépotoir!!
C'est aussi ces amours d'antan, ces tendresses évanouies, ces petits mots de coeurs purs qui me
poussent à ces adoptions de vieux gamin gâteux. Comme si je sauvais de l'humanité pure de l'enfance des parcelles d'indiscible.
Dans la pièce dont je parlais l'autre jour, "Col de la Biche", une jeune fille se traîne depuis la prime enfance un ours en peluche, Prosper. C'est tout ce qui lui reste de sa défunte mère. On l'écoute?

Delphine (Tout en touillant le thé trop chaud) Quand t'es minotte, t'as toujours envie de dire les trucs que tu ressens à quelqu'un, tout ce qui te passe dans la tête. T'as toujours envie de partager, de poser des questions: pourquoi ci, pourquoi ça, t'as toujours envie qu'on te réponde, même si les réponses, t'en as rien à faire, que tu les comprends pas. Ce qui compte, c'est que la grande personne elle t'a écoutée et qu'elle t'a répondu, comme si toi aussi t'étais une grande personne comme elle, quelqu'un d'important, la personne la plus importante du monde.
Moi, j'avais personne, personne pour répondre à mes questions, pour les écouter, pour m'écouter. Comme si j'existais pas, en tout cas, comme si j'avais pas d'importance.
Ma mère, elle m'adorait, elle vivait que pour moi, mais elle était presque jamais là, elle travaillait tout le temps. Alors, pour se faire pardonner, elle m'achetait des jouets, des tas. Des poupées, j'en avais de tous les coins du monde, des peluches, des girafes, des rennes, des kangourous, des machins chavais même pas que ça existait.
Elle m'avait mise à la petite école mais j'avais trop peur. Tous ces gamins qui courraient, qui me battaient, tous ces grands qui criaient… Alors, je pleurais, je pleurais, tout le temps. Alors, y z'ont dit qu'on me voulait plus, que j'empêchais les autres de chais pas quoi, alors j'ai été chez une Nounou qui m'aimait pas, elle me collait devant la téloche toute la journée, y fallait pas que je sorte de la pièce de la télé pour pas que je salisse, même qu'un jour elle m'avait battue pace que j'avais écrit sur un mur.
Pis voilà, j' me suis mise à passer mes journées sous une couverture, dans un coin, avec mes nounours et mes poupées. Fallait pas qu' y traînent, alors je les serrais bien contre moi, sous la couverture et je leur parlais pendant tout le temps. Et eux, y me répondaient, chuis sûre qu'y me parlaient, tu peux toujours rigoler, Nadia, et toi aussi, y m'écoutaient et y me regardaient gentiment avec leurs grands yeux, plus que l'autre avec ses sales yeux de sorcière. Puis un jour, des gens sont venus, y z' ont dit que maman reviendrait pas me chercher tout de suite, plus tard, qu'elle viendrait, qu'en attendant on allait me mettre chez d'autres gens, avec d'autres enfants. Alors, j'ai été dans des familles, dans des Centres, j' parlais presque à personne, qu'à mes poupées, mes nounours, enfin, ceux qu'on me laissait pace qu'y paraît que j'en avais trop, que ça encombrait, qu'y fallait que je grandisse, que je les oublie. Tout le temps, on me disait ça.
Quand je parlais aux gens, c'était toujours pour demander quand maman elle viendrait me chercher, que je voulais la voir. Alors, un jour, une femme chez qui j'étais avec d'autres, elle m'a répondu: "Comment, tu sais pas, y te l'ont jamais dit? Elle est morte, ta mère, ça fait longtemps.."

(Delphine s'effondre en sanglots, les deux autres filles se précipitent vers elle pour la consoler, Marina la serre dans ses bras.)

Marina Delphine, Fifine, pleure pas, on est là , Fifine, t'as des copines, maintenant, t'es plus toute seule, tu le sais, hein, tu le sais?

Nadia J'te demande pardon, pour tout à l'heure, chuis conne, des fois…

Vlacic Ne dis pas ça, Nadia. Des fois, on parle sans réfléchir. C'est bien de te rendre compte que tes mots ont pu blesser ta copine. C'est bien!

Delphine (Se reprenant) De toutes mes poupées et mes ours, y m'ont laissé que Prosper. J'ai jamais voulu qu'on me le prenne. Y me reste que lui de ma mère. J' lui dis tout ce que je fais, je l'emmène partout, jamais y pourront nous séparer. Y'a toute ma vie dans ses yeux à lui. Les trucs biens, les conneries, tout ce que j'ai pu faire pour croire que j'existais.
La femme, celle qui m'a appris la mort de ma mère, chais pas si c'est pour me consoler ou quoi, elle m'a dit après: " Y'en a qui disent que les gens qui meurent, y vont sur les étoiles et qu'ils nous attendent; chais pas si c'est vrai, qu'elle m'a dit, mais est-ce qu'on sait jamais tout?"
Vous pouvez pas savoir, cette nuit-là et plein d'autres après, les heures et les heures que j'ai passées avec Prosper à regarder si je la voyais pas, là-haut… Je l'ai jamais vue, je m'endors toujours avant. Et je me fais engueuler que je suis débile de dormir comme ça sur une chaise devant la fenêtre alors que j'ai un lit bien chaud, comme tout le monde…

Marina Peut-être qu'elle sera sur celle qui va passer cette nuit?

Delphine Peut-être. C'est un peu, beaucoup, pour ça que j'ai voulu venir ce soir…

(Extrait de "Col de la Bîche" trouvable sur www.leproscenium.com )

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